On est proche du départ. Les amarres seront larguées dimanche. On va ainsi passer environ trois semaines à naviguer, loin, très loin de tout, coupé du monde, sans aucunes sollicitations extérieures, et sans masques non plus. Il est difficile de dire si l'on est prêt ou pas. On s’est mis en condition pour traverser l'atlantique à la voile. Maintenant on y va. Ça semble être une évidence !
J'ai fait la rencontre de Victor, un individu singulier et fort sympathique. Il cherche diligemment un bateau pour faire la traverser depuis plusieurs jours. Il étudie la philosophie. Son esprit est vif, ses yeux clairs reflètent la quête de sens. Son être tout entier est en éveil. Il est originaire de Dunkerque et doit avoir entre 25 et 30 ans. On peut le croiser chaque jour le long du quai, brandissant un petit panneau cartonné : "cherche équipage pour traverser". Chaque jour je m’arrête pour échanger avec lui, à mon retour des douches de la capitainerie. On converse environ une heure. On aborde tous les sujets. On parle de l’être humain, du conditionnement et des innombrables problèmes liés à l’existence. Il sait écouter. Sa compréhension est immédiate, et nous cheminons passionnément, en toute amitié.
C’est drôle comme on peut se sentir si proche d’un parfait inconnu et parfois si loin des gens qui nous sont proches. Voilà quelqu’un qui, surgit de nulle part, partage une intensité dans la relation comme peu de personnes sont capables. L’amitié, la fraternité et l’amour sont des termes qui expriment les mêmes sentiments. Ils sont possibles dans l’instant sans aucune accumulation, sans expériences communes, juste comme ça.
C'est sûr, l'amitié ne se construit pas dans le temps, progressivement. Ce qui s’accumule sont les souvenirs et le passé : sans grand intérêt. Ce qui a de la valeur est la qualité du contenu partagé, son intensité, la possibilité de découvrir quelque chose de neuf et d’aller au-delà de soi-même et de ses certitudes, ensemble et respectivement. Cela nécessite un certain sérieux, de la passion, de l’humilité et de l’amour aussi. Bien peu de gens sont curieux, malheureusement. Il semblerait que la vie ne leur permette plus d’envisager les choses autrement, de considérer le quotidien sous un autre éclairage.
On se sent parfois bien seul face au désert ambiant de l’esprit de nos compatriotes. Il est alors bien difficile de partager l’amitié, sauf à de rares exceptions.
Ce soir la nuit est lourde, encombrée de gros nuages et d’humidité. La mer est calme et le vent est tombé. La vie est en éveil, généreuse et belle. Le silence recouvre tout.